Vivre la dépendance amoureuse

Article du journal Le Monde du 11/02/2011

Il y a quelques semaines, nous avons recueilli sur Le Monde.fr les témoignages suivants et avons demandé à plusieurs praticiens d’y répondre :

Gilles : Sortant d’une relation longue et qui a mal fini (Catherine Ringer nous a bien prévenus mais on n’en fait qu’à nos têtes…) je tente de m’informer un peu partout et notamment sur la Toile de ce qu’il est normal de ressentir dans ce genre de situation. Et voilà que je tombe sur de nombreux forums traitant du sentiment (maladie pour certains) de « One-Itis ». Que faut-il en penser ? Personnellement j’y retrouve effectivement les symptômes de ce que je vis.

Nathalie : La dépendance à l’alcool, au tabac, à la drogue… est un phénomène que l’on peut éventuellement comprendre et expliquer en termes médicaux. Or, je me demande parfois quels sont les facteurs psychologiques qui font qu’une personne dépend d’une autre d’une façon extrême. Ou, en d’autres termes, pourquoi il y a des cas de violence conjugale dans lesquels on apprend que la femme supporte la souffrance psychologique et physique (insultes, coups…) pendant des années, sans rien dire, alors qu’elle n’est même pas dépendante économiquement de son conjoint et qu’il n’y a pas d’enfant. Ou serait-ce ça « l’amour inconditionnel » ? Peut-on aimer jusqu’au point de perdre toute objectivité ? Et surtout, existe-t-il un équivalent du patch à la nicotine pour réduire la dépendance ?

Bart : Séparé d’une personne diagnostiquée « perverse narcissique », comment se fait-il que, des années après, et malgré les heurts et blessures, j’ai toujours un attachement très fort à cette personne (que je ne vois plus), de manière presque obsessionnelle ? La logique et les analyses sont simples, logiques et sans appel et, pourtant, la réaction émotionnelle est incontrôlable. Comment l’émotion prend le pas sur la réfection, et comment peut-on s’entraîner à contrôler une émotion ? Merci.


LA RÉPONSE DE SERGE HEFEZ, psychiatre et psychanalyste, responsable de l’unité de thérapie familiale dans le service de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’hôpital de la Salpêtrière

Serge Hefez.

Serge Hefez.Serge Hefez

 


Ces trois témoignages racontent une même histoire d’attachement obsessionnel, de dépendance incontrôlable, de passion destructrice. Cet accrochage à l’autre, cette « cristallisation » comme le disait Stendhal, cet état d’âme que les romantiques traquaient avec frénésie apparaît bien insupportable à une époque où l’individu aspire à l’autonomie et à l’indépendance.

Et pourtant, si nous y réfléchissons, notre vie commence bien sous le signe de la dépendance extrême. Pensez au nourrisson avec sa mère (ou son père, ou toute personne qui développe à son contact ce que l’on nomme communément « instinct maternel »). Comme le nourrisson affamé imagine le sein de sa mère quand elle s’absente, l’amoureux recrée l’autre sans cesse à partir de sa capacité à aimer, à partir du besoin qu’il a de lui. L’autre vient là où il est attendu, là où il est déjà créé. La passion amoureuse est un retour sensoriel, émotionnel, affectif à une fusion de l’enfance où l’autre est notre univers entier, l’amour passionnel est un « transfert » de ces liens précoces qui sont aux fondations de notre psychisme.

Que se passe-t-il au moment du coup de foudre ? Un désir surgit brutalement. Un choix s’impose à la conscience. La nature de l’accrochage amoureux qui fonde ce coup de foudre est profondément archaïque et enracinée dans nos premières expériences et perceptions. En réalité tout cela nous échappe. Des traces du premier amour perdu réaffleurent alors très certainement, quelque chose se remet en mouvement et donne à la rencontre un caractère d’étrangeté absolue. Tout à coup, un rideau se déchire, et ce que l’on avait toujours su sans jamais se le formuler revient sur le devant de la scène avec une force et une évidence telles qu’au bout de quelques secondes à peine on a cette idée folle : « C’est l’homme ou la femme de ma vie. »

S’il existe une réciprocité de sensations et de sentiments, chacun des deux partenaires réorganise alors complètement son rapport au monde. Je n’existe plus, il n’y a plus que nous. Et ce nous compte infiniment plus que chacun des deux je qui le composent. Nous est prioritaire. Il devient une création collective dans laquelle viennent se dissoudre les amoureux, si structurés et autonomes soient-ils par ailleurs. Chacun vit alors une disparition de ses propres frontières, comme au moment de la toute petite enfance lorsque l’enfant ne sait pas encore qu’il existe en dehors de son parent.

 

« CHACUN DEVIENT LA MÈRE IDÉALE DE L’AUTRE »

Gabriella Giandelli pour Le Monde.fr.

Gabriella Giandelli pour Le Monde.fr.Gabriella Giandelli pour Le Monde.fr

La passion fusionnelle entre l’enfant et sa mère, entre la mère et l’enfant, entre deux amoureux se fonde sur une illusion. Nous avons les mêmes sensations, nous communiquons en permanence nos pensées, nous nous comprenons parfaitement. Nous projetons dans l’autre ce que nous avons de meilleur en nous, l’autre est ma raison de vivre, la cause de tous les bonheurs et de tous les tourments. Les amoureux se communiquent en permanence leurs pensées et chacun découvre des similitudes chez l’autre. Ils cherchent la ressemblance et ils en produisent. La découverte de ces ressemblances, plutôt que des différences, constitue leur principale source d’énergie et de satisfaction commune. Cette illusion fondatrice que chacun a trouvé son double restera toujours empreinte d’une grande nostalgie. Chacun porte l’autre dans ses bras et lui montre dans un miroir le couple qu’ils forment ensemble. Chacun devient la mère idéale de l’autre. Et en même temps chacun donne à l’autre une consistance d’individu.

Les conflits internes semblent avoir disparu. Finie l’ambivalence qui fait osciller entre le « j’ai envie » et « je n’ai pas envie », entre le « j’aime » et le « je n’aime pas ». Mais l’ambivalence finit toujours par revenir. Il faut bien affronter la réalité. Les yeux se dessillent et voient enfin la réalité de l’être aimé. Et chacun retrouve sa propre réalité, ce qui n’est ni facile ni agréable.

Après avoir façonné une chimère, voilà le temps de rencontrer la véritable personne qui a donné naissance à cette image idéale et idéalisée, et de renoncer à l’illusion du couple parfait qui « regarde ensemble dans la même direction ». La relation amoureuse porte tellement le meilleur de soi-même que si l’autre se retire, c’est comme s’il détruisait complètement toute une partie de nous-même. Cela peut pousser à la folie, au meurtre ou à la dépression avec un sentiment de perte d’identité. L’identité profonde de chaque partenaire est en jeu et en péril à ce moment-là.

Dans cette « folie » amoureuse les deux amants sont littéralement collés l’un à l’autre. L’expression populaire « la colle » traduit bien ce processus de fusion dans lequel chacun devient un pur fantasme créé par la toute-puissance de son partenaire.

Ce qui rend la séparation difficile, voire impossible, même s’il y a violence, même si la souffrance est insupportable, c’est bien que nous avons projeté dans l’autre le meilleur de nous-même et en se séparant de nous, cet autre arrache une partie de notre âme, un morceau de notre chair.

Les Américains ont effectivement inventé un terme original pour qualifier cet état : le « one-itis ». Ce terme compare l’obsession amoureuse à une maladie : en anglais, une infection est suivie du suffixe « itis », comme bronchite : bronchitis. Donc être atteint d’une obsession amoureuse qui vous fait dire « elle est unique, elle est parfaite, il n’y a qu’elle qui vaille le coup sur terre, je ne veux qu’elle » est ainsi décrit comme une infection fatale…

 

LA RÉPONSE DE PHILIPPE BRENOT, psychiatre et thérapeute de couple, directeur des enseignements de Sexologie et Sexualité humaine à l’université Paris Descartes.

 

Philippe Brenot.

Philippe Brenot.Philippe Brenot

Le couple n’est jamais une situation facile à vivre, d’autant que cette manière de vivre ensemble n’existe que depuis quelques décennies sous sa forme moderne actuelle, celle de deux individus décidant de leur trajectoire de vie indépendamment de la famille dont ils tirent origine, contrairement aux générations précédentes où les questions internes au couple étaient réglées par les parents, les grands-parents, les proches. Les deux partenaires sont alors en face-à-face, en prise directe avec leur personnalité, leurs particularités, leurs travers, leurs névroses, atténués dans les premiers mois de leur rencontre puis librement exprimés dans le territoire intime du couple, qui devient souvent très insupportable.

La première question pose le lien amoureux comme une souffrance lorsqu’il est rompu de façon unilatérale. Oui, les histoires d’amour finissent mal… en général ! Pour la simple raison que l’amour dure rarement le temps d’une vie, ou surtout qu’il est difficile d’entretenir l’amour et tous les facteurs qui le nourrissent et lui sont liés, comme le désir, la tendresse, le respect ou l’admiration, pendant toute une vie. Cette blessure affective peut renvoyer à des blessures plus anciennes mais surtout à la grande difficulté que nous connaissons presque tous à faire le deuil d’un sentiment profond et idéalisé. En effet, qui donc pense à la fin du sentiment amoureux le jour où il commence ?

 

« COMPRENDRE LA DIMENSION SYMBOLIQUE »

 

Gabriella Giandelli pour Le Monde.fr.

Gabriella Giandelli pour Le Monde.fr.gabriella giandelli pour Le Monde.fr

La dépendance aux drogues (alcool, tabac…) évoquée dans la deuxième question a souvent été rapprochée de la dépendance amoureuse bien que ses déterminants soient assez différents. On pourrait plutôt dire qu’il existe des hommes ou des femmes dépendants et d’autres qui le sont moins, en fonction des liens plus ou moins forts qu’ils ont tissés dans leur enfance avec leurs repères affectifs. Oui, il est possible d’aimer à en perdre la raison ! C’est d’ailleurs l’objet de l’amour fou, de l’amour total, de l’amour aveugle. Si, par contre, l’amour crée une réelle souffrance, il faut savoir se faire aider par un travail sur soi-même pour en comprendre la dimension symbolique. Le patch d’amour pour permettre le détachement est cependant une très belle idée dont je ne connais pas pour l’instant d’application si ce n’est les formules magiques des marabouts qui travaillent le retour d’amour !

La troisième question aborde le si douloureux problème de la coexistence d’une personnalité perverse dans un couple. L’empreinte amoureuse est en général très forte, voire en « coup de foudre », la phase passionnelle est fulgurante, ravageuse, meurtrière de passion dévorante. La suite est cataclysmique selon ce que l’on appelle le cycle de la violence : une phase amoureuse suivie d’emprise agressive, de mots blessants, de dévalorisation, voire de coups, suivie d’une apparente prise de conscience, d’un repenti puis de ce que l’on a appelé une « nouvelle lune de miel » jusqu’à ce que revienne le prochain accès de violence. Le lien conjugal n’est entretenu que par le paradoxe d’un attachement peu ordinaire malgré la crainte du retour de la violence. Mais les arguments du pervers parviennent régulièrement à chasser les doutes de sa victime. Non, on ne peut contrôler les émotions dans les instants où la victime est sous emprise. Seul un thérapeute solide et direct pourra aider la victime à ne plus s’accepter comme victime. Les thérapies de couple sont en général un échec.

Le Monde.fr

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