La première fois que j’ai repris le métro, j’ai regardé partout autour de moi sur le quai: les gens, leurs paquets… Dans la rame, j’ai compté les stations. Ça a été très long, je me sentais mal. Je suis rentrée directement dans mon appartement, et me suis réfugiée sous la couette. Puis j’ai appelé mon copain pour qu’il me rejoigne le soir. Je ne me sentais pas en sécurité chez moi», raconte Justine (son prénom a été changé). Tout en écoutant attentivement le récit de cette jeune femme de 26ans, la psychologue Laurence Peltier lui tapote les genoux, alternativement à droite et à gauche. C’est du « tapping », une technique de stimulation bilatérale alternée utilisée dans l’EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing, « désensibilisation et reprogrammation par mouvement des yeux »), un modèle de psychothérapie qui aide le cerveau à traiter des événements traumatisants.
«Comment vous sentez-vous maintenant?», interroge-t-elle. «Toujours stressée, mais moins», répond la jeune femme. «L’objectif est que vous puissiez faire ce trajet en toute sérénité, poursuit Laurence Peltier. Maintenant que l’émotion a diminué, repassez la scène dans votre tête, en même temps que je fais le tapping. Centrez-vous sur votre corps et vos émotions. Si vous sentez que c’est trop dur, levez la main.» Ce 26novembre, Justine est venue en urgence consulter cette psychologue qu’elle ne connaissait pas. Depuis les attentats du 13 novembre, elle est oppressée, angoissée. Elle n’arrive pas à dormir. Les bruits de sirène l’obsèdent. Le soir du drame, elle était au stade de France avec une amie. Puis elle a appris ce qui se passait dans son quartier, le 9 e arrondissement… Voila plus d’une heure que Laurence Peltier lui fait redérouler le fil, du début du match de football jusqu’au soir de la consultation.« Une seule séance peut suffire, surtout si elle est pratiquée dans les jours qui suivent l’événement »
La thérapeute repère les moments traumatisants, pour les « travailler », un à un : le mouvement de foule à la descente des gradins ; l’attente dans la nuit avant de récupérer la voiture ; la violence des images à la télévision le lendemain… « Lorsqu’il y a un trop-plein d’émotions, les deux hémisphères du cerveau, l’émotionnel et le rationnel, ne communiquent plus. Avec des stimulations bilatérales alternées comme le tapping ou des mouvements oculaires, l’EMDR reproduit de façon artificielle le traitement naturel des informations, qui a lieu notamment durant le sommeil. Le premier bienfait est de restaurer le sommeil, pour relancer le traitement adaptatif de l’information», lui a expliqué Laurence Peltier en préambule. Après une heure et demie de traitement, Justine se dit épuisée, mais apaisée. Un mieux-être que les praticiens apprécient avec un score d’autoévaluation des perturbations (SUD) de 0 à 10.
Reconnue comme l’un des traitements de référence des états de stress post-traumatique (ESPT) constitués, l’EMDR est aussi de plus en plus proposée en prévention, dans les suites immédiates d’un traumatisme. Depuis les attentats du 13 novembre, Laurence Peltier est ainsi intervenue auprèsde nombreuses personnes, dont certaines sont venues par le biais d’une toute jeune association, Action EMDR Trauma. «L’ambition est de déployer des interventions d’EMDR à titre humanitaire au plus près de l’événement stressant, après un attentat, une catastrophe naturelle; chez des personnes déplacées aussi…, explique Isabelle Meignant, présidente de ce réseau européen, et formatrice EMDR Europe. Dans les contextes d’urgence, nous utilisons des protocoles spécifiques, individuels ou de groupe. C’est une approche pragmatique, qui ne nécessite pas de recueillir beaucoup d’informations personnelles, et elle est rapidement efficace. Une seule séance peut suffire, surtout si elle est pratiquée dans les jours qui suivent l’événement.»
Travailler le futur
La psychologue a des cas plus délicats à gérer, comme celui de cette trentenaire qui travaille sur l’un des lieux des attentats. Pendant dix jours, cette jeune femme consciencieuse et dynamique a «pris sur elle». Mais les symptômes se sont multipliés, qui l’ont amenée à consulter : courbatures dans tous les membres ; insomnies ; phobie des lieux clos ; panique à l’idée de donner son sang, ce qu’elle faisait depuis ses 18ans ; difficultés à revenir sur la zone de la fusillade… Après quatre séances d’EMDR de deux heures, «elle est moins angoissée et a pu mettre les événements à distance, mais il faut encore travailler le futur», souligne Mme Meignant. Ces dernières années, plusieurs études ont rapporté des bénéfices de l’EMDR en prévention des états de stress post-traumatiques (ESPT) – après un tremblement de terre au Mexique en 2010, et chez des survivants du World Trade Center, en 2001, notamment –, mais les données scientifiques sont moins solides que dans les ESPT constitués. Ce n’est sans doute que temporaire, tant cette discipline, née en 1987 aux Etats-Unis et arrivée en France en 1994, se développe.
Un récent rapport sur l’hypnose et l’EMDR
« De plus en plus d’indications font l’objet d’essais cliniques en EMDR, en particulier les phobies et les troubles anxieux, les douleurs chroniques, les troubles bipolaires et plus récemment les psychoses», notent Juliette Gueguen (Inserm) et ses collègues dans un récent rapport sur l’hypnose et l’EMDR. Parallèlement, des chercheurs explorent les mécanismes par lesquels cette thérapie agit sur le cerveau. Ainsi de l’équipe de Stéphanie Khalfa (Institut de neurosciences de la Timone, Marseille), qui mène des travaux en neuro-imagerie.
«L’état de stress post-traumatique correspond à une altération du circuit de la peur, avec un conditionnement plus fort et une extinction plus difficile des réponses de peur par rapport à des personnes exposées au même événement traumatique mais qui ne développent pas d’ESPT, détaille la chercheuse. Avec l’IRM, nous avons montré que la thérapie EMDR restaure une activité normale à ce niveau, notamment dans l’amygdale. Et des études chez l’animal, reproduites chez l’homme, ont pu établir que ce sont les stimulations bilatérales alternées qui sont fondamentales pour éteindre plus efficacement le circuit de la peur.»Les pratiques se sont structurées. En France, trois formations (dont une universitaire) sont agréées, ouvertes aux professionnels de la psychologie et de la psychiatrie. « Nous recensons 1200 membres, contre 700 en 2010, mais les chiffres sont sous-estimés, indique le docteur Martin Teboul, qui préside l’association EMDR France, membre de EMDR Europe. Nos objectifs sont de développer l’offre, en garantissant des pratiques de qualité, avec une formation continue obligatoire.» L’association lutte également contre les « faux praticiens », qui contribuent à l’image encore parfois sulfureuse de l’EMDR.
Séance collective en Moselle
L’expérience est inédite en France : 70 adolescents de Thionville (Moselle), qui étaient au Stade de France le 13 novembre, ont bénéficié moins de 48heures plus tard d’une séance collective d’EMDR. «Nous leur avons demandé de dessiner le moment le plus difficile pour eux, et chacun a effectué sur lui-même des stimulations bilatérales alternées avec la technique du papillon, qui consiste à poser chaque main sur l’épaule opposée, et à les soulever en alternance», détaille le professeur Cyril Tarquinio (laboratoire de psychologie de la santé Apemac, université de Lorraine). Avec ce protocole de situation d’urgence, leur niveau de perturbation émotionnelle est passé en moyenne de 8 à 2 en deux heures, poursuit le psychologue, qui va exploiter les données pour une étude scientifique. En juin2016, Cyril Tarquinio inaugurera à Metz un centre universitaire unique en France consacré aux psychothérapies, associant des activités cliniques, de recherche et d’enseignement. Les consultations psychothérapeutiques seront en partie prises en charge par des mutuelles, avec une participation de mécènes pour les plus démunis.
LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 07.12.2015 à 15h20 | Par Sandrine Cabut